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110 - LA PENURIE ALIMENTAIRE DEVIENT UNE REALITE GEOPOLITIQUE

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Publication du Earth Policy Institute
Extrait de livre
14 juillet 2010

LA PENURIE ALIMENTAIRE DEVIENT UNE REALITE GEOPOLITIQUE

Lester R. Brown, traduit par Marc Zischka, Frédéric Jouffroy et Pierre-Yves Longaretti

texte original:
www.earthpolicy.org/index.php?/book_bytes/2010/pb4ch01_ss3

Les questions de pénurie alimentaire ont récemment pris une tournure plus inquiétante sur le plan géopolitique. Un certain nombre de pays amplifient les tendances qui minent la sécurité alimentaire mondiale au nom d’une conception étroite de leur intérêt national. Le phénomène a démarré fin 2007 lorsque certains pays exportateurs de blé, comme la Russie et l’Argentine, ont tenté d’enrayer l’augmentation des prix alimentaires sur leurs marchés intérieurs en réduisant ou en interdisant leurs exportations. Sur le marché du riz, le Vietnam a interdit ses exportations pendant plusieurs mois et d’autres petits pays ont également restreint les leurs. Ces mesures rassurantes sur le plan intérieur ont par contrecoup semé la panique dans nombre de pays importateurs de céréales.

Face au triplement des prix mondiaux des céréales et du soja, ces gouvernements ont soudain réalisé qu’ils ne pouvaient plus compter sur le marché pour assurer leur approvisionnement alimentaire. En réaction, certains ont alors tenté de conclure des accords commerciaux bilatéraux à long terme pour garantir leurs besoins futurs en céréales. Les Philippines, l’un des principaux pays importateurs de riz, ont ainsi négocié un contrat de trois ans avec le Vietnam garantissant une livraison de 1,5 million de tonnes de riz par an. Au Yémen, qui importe désormais la plupart de son blé, une délégation s’est rendue en Australie dans l’espoir de négocier un accord d’importation de blé à long terme. L’Egypte a conclu un contrat à long terme avec la Russie portant sur l’importation de plus de 3 millions de tonnes de blé par an. D’autres pays importateurs ont cherché à conclure des accords similaires. Mais peu y sont arrivés dans un contexte où la demande excède considérablement l’offre.

L’échec de négociations d’accords commerciaux de longue durée a conduit les pays importateurs les plus riches à adopter une autre stratégie : Ils ont cherché à acheter ou à louer de grandes surfaces de terre cultivables à l’étranger. Nous assistons du fait de la contraction des ressources alimentaires à une ruée sur les terres agricoles sans précédent sur le plan international. La Libye, par exemple, importe 90 pour cent de ses besoins en céréales ; cette vulnérabilité en a fait l’un des premiers pays à chercher des terres à l’étranger. Elle a conclu après plus d’un an de négociations un accord portant sur 100 000 hectares de blé en Ukraine destinés à son propre usage.

Le nombre de contrats d’achats de terres, conclus ou en cours de négociation est proprement stupéfiant. L’International Food Policy Research Institute (IFPRI, Institut de Recherche sur les politiques alimentaires internationales) a recensé en 2009 une cinquantaine d’accords, en se basant sur les annonces faites par voie de presse au niveau mondial. Mais il est impossible de dire avec certitude combien d’accords de ce type on été signés et combien seront finalement conclus. Ces acquisitions massives de terres à l’étranger à finalité alimentaire constituent l’un des plus grands champs d’expérimentation géopolitique jamais ouvert.

Le rôle des gouvernements dans ces opérations est très variable. Les terres sont en effet achetées par des sociétés publiques ou privées ; dans ce dernier cas, elle bénéficient du soutien diplomatique de leurs pays pour peser en leur faveur dans les négociations. Les pays qui achètent des terres sont pour la plupart ceux dont les ressources aquifères et agricoles sont devenues insuffisantes. L’Arabie Saoudite, la Corée du Sud, la Chine, le Koweït, la Libye, l’Inde ainsi que l’Egypte, la Jordanie, les Émirats Arabes Unis et le Qatar font partie de cette liste non exhaustive. L’Arabie Saoudite envisage d’acheter ou de louer des terres dans au moins 11 pays parmi lesquels figurent l’Ethiopie, la Turquie, l’Ukraine, le Soudan, le Kazakhstan, les Philippines, le Viet Nam et le Brésil.

Les pays qui vendent ou louent leurs terres présentent des particularités très différentes : ce sont souvent des pays à faible revenu où la famine et la malnutrition chroniques sont monnaie courante. Certains dépendent du Programme Alimentaire Mondial (PAM) pour une partie de leur approvisionnement. Les Saoudiens ont ainsi fêté en Mars 2009 leur première livraison de riz provenant de terres achetées en Ethiopie, un pays où quelques 5 millions de personnes sont nourries par le PAM. Le Soudan, où — ironie amère — l’action du PAM est la plus forte au monde, est aussi un site prioritaire d’investissement pour plusieurs pays importateurs de céréales, dont l’Arabie Saoudite.

La Chine se démarque par l’ampleur de ses investissements. La société chinoise ZTE International a négocié les droits sur 2,8 millions d’hectares en République Démocratique du Congo pour y produire de l’huile de palme destinée soit à l’alimentation soit à la production de bio diesel : la concurrence entre alimentation et agro-carburants pèse également sur les opérations d’acquisition de terres. La superficie en question est à comparer avec les 1,9 millions d’hectares que le Congo consacre à la production de maïs (aliment de base pour ses 66 millions d’habitants. Tout comme l’Ethiopie ou le Soudan, le pays est dépendant de l’aide du PAM. L’Australie, la Russie, le Brésil, le Kazakhstan, et le Myanmar figurent parmi les pays où la Chine a déjà réalisé des achats de terres ou projette de le faire.

La Corée du Sud, grand importateur mondial de maïs, investit de façon importante dans plusieurs pays. Elle aussi est en pointe dans cette course à la sécurité alimentaire, ayant entre autre signé des accords avec le Soudan pour la production de blé sur quelques 690 000 hectares. Pour donner un ordre de grandeur, cette superficie représente presque les trois quarts de la surface que la Corée du Sud consacre elle-même à la production de son aliment de base, le riz. Les Coréens se tournent également vers l’Extrême-Orient russe, où ils envisagent de cultiver du maïs et du soja.

Une aspect peu souligné de ces achats de terres est qu’ils constituent aussi des importations indirectes d’eau. La terre, qu’elle soit alimentée par la pluie ou irriguée, procure un droit sur les ressources en eau du pays hôte. Les acquisitions de terres au Soudan conduisent à prélever plus d’eau sur le Nil, alors que celui-ci est déjà à son niveau d’exploitation maximum. Cela accroît le risque d’une baisse de cette ressource pour l’Egypte, et donc une augmentation de sa dépendance vis-à-vis des importations de céréales.

Ces opérations bilatérales d’acquisitions de terres soulèvent de nombreuses questions. Tout d’abord, ces négociations et les accords auxquels elles conduisent manquent de transparence. Seuls quelques fonctionnaires de haut rang sont généralement impliqués et les termes des contrats demeurent confidentiels. Non seulement un grand nombre de parties prenantes comme les agriculteurs ne sont pas à la table des négociations, mais ils ne découvrent souvent les termes des accords qu’après leur signature. Et comme la jachère est pratiquement inexistante dans ces pays, de nombreux agriculteurs peuvent se voir évincés de leurs terres. On comprend mieux l’hostilité publique que ces accords provoquent généralement sur le terrain.

La Chine, par exemple, a signé avec le gouvernement philippin un contrat de location portant sur plus d’un million d’hectares de terres à cultiver à son propre usage. Quand l’information a filtré, les protestations publiques (émanant des agriculteurs philippins, pour l’essentiel) ont forcé le gouvernement à suspendre le contrat. Une situation similaire s’est produite à Madagascar, où Daewoo Logistics (Corée du Sud) avait obtenu des droits sur plus d’un million d’hectares de terres, soit la moitié de la superficie de la Belgique. Cela a contribué à alimenter une violente crise politique qui a conduit à un changement de gouvernement et à l’annulation du contrat. La Chine fait également face à une opposition de terrain dans sa tentative d’obtenir 2 millions d’hectares en Zambie.

Ces nouvelles stratégies visant à assurer la sécurité alimentaire soulèvent par ailleurs des questions d’impacts sur l’emploi. Au moins deux pays, la Chine et la Corée du Sud, prévoient dans certains cas de faire exploiter les terres par leurs propres travailleurs agricoles. L’introduction à grande échelle de techniques agricoles fortement mécanisées est-elle souhaitable dans des pays présentant déjà un fort taux de chômage ?

En cas de hausse des prix alimentaires dans le pays hôte, le pays investisseur devra-t-il embaucher des forces de sécurité pour garantir l’expédition des récoltes ? Conscient de ce problème potentiel, le gouvernement du Pakistan, qui cherche à vendre ou louer 400 000 hectares de terres, propose de fournir une force de sécurité de 100 000 hommes pour protéger les terres et les actifs des investisseurs.

Un autre aspect inquiétant de nombre de ces achats de terres est qu’ils se produisent dans des pays où l’extension des terres de culture est en général synonyme de destruction des forêts tropicales qui séquestrent de grandes quantités de carbone ; c’est le cas de l’Indonésie, du Brésil ou de la République Démocratique du Congo. Cette déforestation pourrait augmenter de façon non négligeable les émissions mondiales de carbone, accroissant de fait la menace que fait peser le changement climatique sur la sécurité alimentaire mondiale.

Le gouvernement japonais et l’IFPRI, parmi d’autres, ont proposé la mise en place d’une charte d’investissement pour régir ces accords d’acquisition de terres ; cette charte assurerait en même temps le respect des droits des habitants des pays hôtes, et ceux des investisseurs. La Banque Mondiale, le Fonds International pour le Développement Agricole, la FAO, et la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement ont rédigé un jeu de recommandations destinés à responsabiliser ce type d’investissement. Il évoluera probablement avec les pratiques contractuelles.

La croissance de l’insécurité alimentaire mondiale marque l’entrée dans une nouvelle ère géopolitique, où la concurrence pour les ressources en terre et en eau déborde du cadre des frontières nationales. Cette situation fait croître les risques d’instabilité politique et de progression de la famine, et amplifie le rythme de défaillance d’Etats.

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Adapté du chapitre 1, “Vendre notre futur”, de Plan B 4.0: Mobiliser pour sauver la civilisation (New York: WW Norton & Company, 2009) par Lester R. Brown, disponible en ligne sur http://www.earthpolicy.org/index.php?/books/pb4

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